Café de Faune

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L'Insolithe

Les Blagues interdites et impies de Guy Montagné (seconde partie)

De quel livre un texte aussi étrange pouvait-il bien être la préface ? Si la scène décrite dans cette brève introduction m’avait glacé le sang, c’est une terreur d’une nature bien différente qui me saisit devant le titre du premier chapitre : « Blagues sur les femmes ».

Redoutant de tomber sur une flopée de gags misogynes sur les belles-mères et les mains aux fesses, je découvris presque avec soulagement que le chapitre ne comportait qu’une seule plaisanterie, aussi brève qu’obscure.

Une blonde entre dans un bar. Les clients se tournent vers elle et s’inclinent en silence, car la femme, au creux de ses entrailles fécondes, engendre la chair qui servira de sacrifice aux dieux à venir.

Je ne comprenais pas vraiment le ressort comique, ni la chute. Mais après tout, me dis-je, il s’agissait d’un texte de l’époque pré-MeToo, et on sait comme les sensibilités ont changé depuis. Au moins, me dis-je, j’avais échappé au pire. Mon répit fut de courte durée. Venait ensuite la deuxième partie, « Blagues sur les arabes » à laquelle, heureusement sans doute, je ne compris absolument rien. Rédigée dans une langue qui semblait être une forme archaïque de l’arabe littéraire — encore que certains caractères provenaient, j’en suis certain, d’un autre alphabet que je ne sus identifier mais dont l’aspect n’avait rien de familier avec aucun de ceux utilisées par nos langues humaines —, elle m’était absolument inintelligible.

Dépité, je passai au chapitre suivant, dont le titre, bien qu’écrit en français, me demeurait tout aussi obscur : « Incantation de Fah’Bris ». Ce chapitre-là ne comprenait aucun texte mais était entièrement dessiné, suite de croquis qui semblaient figurer une danse, manière de farandole, réalisée dans une pièce qui aurait évoqué une salle de classe si le tableau qui ornait l’un des murs n’était pas couvert des mêmes glyphes monstrueux que j’avais découverts dans le chapitre précédent. Sur une autre double page, les notes d’une mélodie très simple étaient tracées sur une partition en clé de sol, chacune accompagnée d’une syllabe. Sortant du placard un vieux clavier maître que je connectai hâtivement à l’entrée midi de mon ordinateur, je jouai l’air, lentement d’abord puis plus rapidement, ânonnant à chaque fois le son indiqué.

« Ah Lah Kaeu Laeu Laeu ! Ah Lah Kaeu Laeu Laeu ! »

Soudain, dans une vision eschatologique qui aurait fait trembler Saint Jean, m’apparut une foule disparate et agitée, dont les membres entremêlés formaient une manière de chenille qui progressait de façon hideuse et spasmodique, au sein de laquelle on ne distinguait plus la frontière entre un être et le suivant. Puis je vis un être aux cheveux en bataille et aux yeux cernés de petites lunettes rondes, entouré d’un répugnant peuple de chimères mi-humaines mi-animales. Je vis une grenouille et un aigle qui se disputaient le trône d’où ils pourraient régner sur les hommes. Je vis au-dessus de moi une bouche gigantesque et hilare, dont tombait un millier de salamandres qui marchaient au pas et piétinaient la terre jusqu’à la réduire en cendres. Comme il est de coutume en pareil cas, je défaillis. Lorsque je revins à moi, le livre avait disparu. Ne restait plus dans l’air qu’une odeur de soufre.

Tout cela, ces blagues médiocres, ces mélodies poussives, ces images d’humoristes hilares vomissant le feu et lâchant sur le monde les forces infernales, aurait été vite oublié, comme le sont toujours les cauchemars au réveil — la fonction première de l’esprit étant de se préserver de la folie —, si je n’avais conservé deux preuves indubitables de la réalité de cette vision. La première est qu’en me regardant dans le miroir, je vis un être haut d’à peine un mètre soixante, chauve, édenté et prognathe, dont les rides étaient celles d’un vieillard.

La seconde se trouvait sur l’écran de mon ordinateur, resté allumé sur la page d’accueil d’un site de partage de vidéos. Les visages d’amuseurs professionnels et débutants y formaient une vaste mosaïque, tableau bien ordonné de visages difformes, figés dans d’improbables grimaces qui semblaient rivaliser les unes avec les autres dans l’espoir de convaincre les spectateurs de prêter attention à leurs bouffonneries. Et, j’en suis certain, l’espace d’un instant, les membres de cette macabre galerie tournèrent leur yeux vers moi et se mirent à me sourire, comme pour me faire comprendre que j’étais désormais l’un des leurs.

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