Café de Faune

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L'Insolithe

Considérations matinales sur la numérologie et les télécommunications

Un matin, alors que je baignais encore dans ce curieux état qui caractérise le moment du réveil, où les contours des êtres et des notions sont encore aussi flous qu’ils devaient l’être à nos lointains ancêtres préhumains qui, s’ils n’ont jamais connu la sonnerie d’un réveil, entendaient retentir au fond de leur âme les échos obscurs d’un monde pas encore dégrossi de sa gangue de magie, s’est imposé à mon esprit avec une absolue certitude l’idée que les anciens numéros de téléphone spéciaux (également appelés numéros courts) que j’avais doctement appris durant mon enfance formaient un système numérologique cohérent.

Il ne me fallut que quelques minutes et moins d’une tasse de café pour en identifier les rudiments, lesquels, cela ne surprendra aucun de mes lecteurs, s’avérèrent parfaitement conforme aux interprétations numérologiques les plus répandues et donc, cela va de soi, les plus vraies.

  • Au 2, symbole du lien et de l'union, était associé le 12, ancien numéro des renseignements. Numéro qui, rappelons-le, fut remplacé en 2005, à l’occasion de l’ouverture des renseignements à la concurrence, par ces horreurs boursouflées que sont les numéros en 118, l’agence en charge de ces choses-là ayant jugé que le 12, « trop facile à mémoriser », constituait une concurrence déloyale. S’il ne s’agit pas là de la preuve que l’association entre le nombre 12 et les renseignements relève de l’intuition, pour ne pas dire de la connaissance a priori, je ne sais pas ce qu’il vous faut.
  • Le 3, associé à l’instabilité, aux changements d’humeur et aux difficultés de communication, était bien évidemment parent du numéro 13, à contacter en cas de dérangement sur la ligne (à la question de savoir comment réaliser un appel téléphonique quand la ligne est en dérangement, ni les PTT ni les mages n’apportent de réponse).
  • Au 4, que la tradition magique rattache aux fondements et la stabilité, était associé le peu connu 14, qui permettait d’entrer en contact avec son agence France Télécom, laquelle jouait alors dans l’univers des communications le rôle hénothéique d’une divinité fondatrice.
  • Au 5, qui évoque l’agitation, le chaos et l’affrontement, était naturellement lié le 15, nécessaire pour contacter le SAMU une fois la bataille terminée.
  • Le 7 et le 17 devaient bien évidemment revenir aux forces de l'ordre. Le septième arcane majeur du Tarot de Marseille est le chariot, avec lequel les voitures de police, débarquant toutes sirènes hurlantes, ont une parenté évidente.
  • Enfin, le 8, toujours en équilibre précaire entre désir et contrôle, a bien évidemment donné naissance au 18, numéro des pompiers, dont le rôle est de maîtriser la flamme.

Le plus récent numéro d'urgence européen centralisé, le 112, est lui aussi conforme à ce système symbolique, décidément d’une grande robustesse. Il est évident que l'ajout d'un 1 supplémentaire était le moyen de signifier le commencement d'une nouvelle ère des services téléphoniques publics, auquel était accolé le 12, image dans tant de traditions de l'univers manifesté dans son intégralité (douze tribus d'Israël, douze signes zodiacaux…), accomplissant la réunion de de ce qui autrefois était séparé — dans le cas qui nous préoccupe, la police, les pompiers et le SAMU.

Une telle coïncidence ne pouvant en être une, je ne voyais que deux explications. La première était que s'était jadis trouvé, à un échelon élevé de l'organigramme des P&T, quelque fervent pratiquant des arts occultes qui avait eu recours à son savoir ésotérique au moment de décider de l’attribution des numéros courts. La deuxième, autrement plus réjouissante, était que cette répartition avait eu lieu sans aucune décision consciente d'aucun mage, ce qui prouverait de façon irréfutable l'existence d'un sens occulte des nombres dont la vérité s’imposerait spontanément à l’esprit humain.

Mais en ce moment — où, précisons-le une fois encore car le détail est d’importance, je n’avais pas encore achevé l’ingestion de mon premier café — ces questions, aussi fascinantes soient-elles, me semblaient pourtant secondaires. Le véritable mystère était ailleurs : pourquoi donc le 11, le 16 et le 19 n’avaient, semble-t-il, jamais été attribués ? Ou peut-être l’avaient-ils été mais les PTT, pour des raisons obscures comme le sont souvent celles des mystiques, avaient-elles préféré ne pas les ébruiter ? Bien décidé à en avoir le cœur net, je décidai de les composer.

Le 19 mit longtemps à décrocher, ce qui n’était guère surprenant, le nombre 9 étant associé à la patience et à la sagesse. L’opératrice qui finit par me répondre travaillait semble-t-il pour un service d’urgence assez semblable à ceux des numéros 15, 17, et 18, à la différence près qu’elle ne proposa pas de m’envoyer au plus vite un véhicule de secours et m’expliqua au contraire que je ne connaitrais la paix de l’âme qu’à condition d’accepter mon destin, aussi funeste soit-il.

La voix caverneuse qui retentit lors que j’appelais le 16, derrière laquelle je crus distinguer des hurlements de douleur et le sifflement très caractéristique de la viande froide jetée sans égard dans les flammes d’un barbecue, me surprit tant que je raccrochai immédiatement.

Restait le numéro 11, avatar du 1, nombre des origines et de la création. Aucun opérateur, aucun message pré-enregistré ne me souhaita la bienvenue. Seule une mélodie éthérée, répétée dans une boucle de quelques secondes comme le sont souvent les musiques d’attente, retentit dans le combiné. J’étais sur le point de raccrocher, persuadé que personne ne me répondrai jamais, quand je réalisai que la boucle n’en était pas une. À chaque itération, de subtiles modifications du thème le rendaient plus délicat, plus divin. Ce n’était pas une bête mélodie d’attente que j’entendais, mais la musique des sphères, dont les accords célestes me conduiraient bientôt à l’illumination.

Content d’avoir tiré au clair cette histoire de numéros manquants, je raccrochai et terminai mon café.

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