L'Esprit de l'escalier
Vivant déjà j'étais velléitaire...
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Vivant déjà j'étais velléitaire. Je ne parvenais à travailler, à sortir de chez moi, à payer mes factures, à accomplir n'importe quelle tâche en fait, même la plus insignifiante, qu'en m'imposant d'artificielles dates limites, en me menaçant des pires châtiments imaginaires, en me sermonnant à chaque fois que, par paresse, j'avais trouvé une nouvelle une excuse pour continuer à ne rien faire.
Ma mort, bien sûr, n'a rien arrangé. Si l'immortalité présente son lot d'avantages, elle a sur les esprits peu volontaires comme le mien (ou plutôt, devrais-je dire, comme moi – je ne suis aujourd'hui plus guère qu'un esprit) un effet particulièrement délétère. Sachant pertinemment ne plus rien avoir à redouter, certain qu'aucune deadline, y compris la plus littérale de toutes, ne m'imposera jamais la moindre échéance, je me suis totalement abandonné à mon vice. Vivant je ne faisais pas grand chose, mort je ne fais plus rien.
Le hasard, ou quelque obscure puissance qui n'a jamais daigné se présenter, m'a assigné comme lieu de villégiature éternel l'escalier d'un vieil hôtel particulier ; mon travail consiste à terrifier les occupants des lieux à chaque fois qu'ils montent ou descendent ses marches – emploi très banal, me semble-t-il, pour un esprit frappeur débutant, et qui ne présente pas de difficultés particulières. Du moins je le pensais.
Car les vivants vont vite. Même quand rien ne presse, quand aucune raison valable ne les y pousse, ils courent, partout, tout le temps. Le père dévale mon escalier à folle allure, perpétuellement inquiet d'arriver en retard à un travail où personne ne lui aurait pourtant reproché un contretemps de quelques minutes. Le fils court aussi, pas aux mêmes heures, pressé d'aller rejoindre des amis ou de monter à l'étage avec sa dernière conquête. Même la cadette, dont les jambes paraissent trop courtes pour les antiques et hautes marches en chêne de cet escalier centenaire, réussit à les grimper en moins de temps qu'il ne m'en faut pour prendre conscience de sa présence.
D'autres esprits savent rire de cette fébrilité, tournent en ridicule, du haut de l'éternité, la hâte avec laquelle les mortels s'acharnent à accomplir d'insignifiantes et inutiles besognes. Pas moi. Perfectionniste comme tous les procrastinateurs, je prends mon travail très au sérieux. Je ne veux pas simplement surprendre les gens, je veux les terrifier, réussir le coup parfait, idéalement adapté à la situation, horrifiant mais aussi plein d'un étrange humour et d'une ironie mordante. L'idée finit toujours par me venir – au moins je ne manque pas d'imagination – mais elle me vient trop tard, dix minutes, une heure, un jour après, alors que ma victime est déjà loin et les circonstances bien différentes. Résultat, je ne fais jamais rien, je ne hante personne. Aucun des habitants, d'ailleurs, ne soupçonne ma présence.
Certains sont retenus prisonniers des limbes pour n'avoir pas achevé l'œuvre de leur vie. Moi, qui ma vie durant n'ai jamais eu l'ambition d'accomplir quoi que ce soit, suis retenu ici-bas pour rien et incapable de remplir ma mission posthume. C'est humiliant. Aussi humiliant, presque, que cette mort stupide au beau milieu d'une rue où, frappé de stupeur, incapable de décider si je devais bondir vers la droite ou la gauche, immobile comme un lapin surpris par les phares d'une voiture, j'ai été fauché par cette absurde camionnette. Chaque jour me revient à l'esprit cette scène horrible et mortifiante, tandis que courent sous mon absence d'yeux mes victimes toujours trop rapides.
Toujours trop, mais plus autant. Mois après mois, année après année, insensiblement, leur pas se fait plus lent. Certains ne grimpent plus quatre à quatre mais trois à trois, parfois même deux à deux. Les enfants partis, les parents moins agiles, je sens, impatient peut-être pour la première fois de ma non-vie, que mon heure approche. Affaiblie mais toujours leste, la mère peut encore atteindre l'étage sans trop de peine. Le père, bien plus diminué, ne parvient plus qu'exceptionnellement à grimper toutes les marches sans avoir à marquer de pause. Fauve invisible tapi dans l'ombre du temps, je me mets à guetter chacun de ses déplacements, à attendre le jour où, usé à point, il sera à enfin à ma merci.
Ce jour est arrivé, je crois. Je le vois hésiter au pied de mes marches, conscient qu'il est aujourd'hui trop faible pour les gravir toutes. Il tend la jambe puis la repose, fait demi-tour, retourne dans le salon. Ce soir il dormira en bas. Demain, dans une semaine, dans un mois, il tentera à nouveau d'atteindre l'étage. Ce jour-là, je serai prêt. Mille fois je répète la scène. Je sais avec précision quels bruits retentiront, quels coins du tapis se soulèveront, quels objets voleront à travers la pièce. Jamais esprit n'aura frappé ainsi. Dans le tumulte des travaux, au milieu des ouvriers venus installer une nouvelle rampe, je reste concentré. Le cri tout d'abord, venu de nulle part. Puis le tapis. Enfin, la petite statue qui vole. Mon numéro est prêt. Les travaux sont terminés. Le vieux approche, voûté, cacochyme. Il est au pied de l'escalier. Je suis prêt, pour la première fois de mes vies. Il fait un pas, un deuxième, s'assoit dans le petit siège blanc que les ouvriers ont fixé à la nouvelle rampe. En un instant le monte-escalier le porte en haut des marches.
Parfois, mon antique escalier laisse encore échapper de longs grincements qui ressemblent à des plaintes.
« C'est le bois qui travaille », disent les hommes, puis ils reprennent leur course. Mon âme est en peine.